Le temple,
été 337 av. J.-C.

La végétation envahissait le jardin du temple. Les roses avaient péri depuis longtemps, étouffées par le lierre ou coupées du soleil par les branches basses. L’herbe poussait entre les dalles des sentiers, modifiant lentement leur assise et rendant les promenades dangereuses.

Les fontaines s’étaient tues et l’eau stagnait, cependant Dérae n’y accordait pas la moindre importance. Trop faible pour sortir, elle quittait rarement la pièce située derrière l’autel. Seules deux servantes lui étaient restées fidèles, deux femmes qu’elle avait soignées longtemps auparavant, avant que ses pouvoirs ne se dissipent.

Les tentes bondées de malades et d’estropiés avaient disparu des alentours du bâtiment. Plus personne n’avait besoin de jeton de passage pour venir voir la guérisseuse.

Cette dernière pouvait encore refermer les petites entailles ou stopper les infections mineures, mais il ne lui était plus possible de rendre la vue aux aveugles ou de résorber les tumeurs cancéreuses.

En proie à la souffrance, les membres perclus d’arthrose, elle marchait très lentement en s’aidant de deux cannes et pouvait tout juste atteindre la porte du temple pour s’asseoir au soleil. Mais elle avait ensuite besoin d’aide pour rentrer lorsque ses articulations se raidissaient sous la fraîcheur du soir.

Assise sur un banc en marbre agrémenté de nombreux coussins, réchauffée par le soleil de l’après-midi, Dérae se remémorait le temps où ses pouvoirs étaient à leur apogée et où elle pouvait soigner la cécité et les pires mutilations.

Elle errait dans ses souvenirs lorsque Camfitha vint la trouver.

« Un chariot arrive, maîtresse. Il est sombre et orné d’or. Sans doute transporte-t-il une grande dame. Il est tiré par six étalons noirs et escorté de cavaliers qui le précèdent et le suivent. C’est peut-être la reine.

— Espérons qu’elle a juste pris froid », répondit Dérae d’une voix engourdie par le soleil.

La servante grassouillette s’assit à côté de la frêle vieillarde. « Souhaitez-vous que je vous aide à rentrer ?

— Non, ma douce. Je préfère attendre ici. Amène-nous un peu d’eau et quelques fruits, veux-tu ? Ces voyageurs auront sans doute besoin de se rafraîchir.

— La nuit va bientôt tomber. Je vais vous chercher un châle. »

La prêtresse écouta le pas lourd de Camfitha s’éloigner. Elle se rappelait la première fois où elle l’avait vue, une adorable enfant toute menue, à la jambe tordue et au pied bot. Dérae l’avait soignée et Camfitha avait fait le serment de la servir tant qu’elle vivrait.

« Ne sois pas idiote, petite, avait répondu la Spartiate. Va-t’en et trouve-toi un homme à qui tu donneras de beaux fils. »

Mais Camfitha avait refusé, Dérae lui en serait éternellement reconnaissante.

Un bruit de sabots contre les dalles la ramena à l’instant présent. Elle se sentait trop épuisée pour se servir des maigres talents qui lui restaient encore afin d’observer les nouveaux arrivants. Mais il semblait y avoir au moins une douzaine de cavaliers. Elle sentait l’écume de leurs montures, à laquelle se mêlait la douce odeur du cuir usé.

L’attelage s’était arrêté devant la petite entrée. La portière du chariot grinça et quelqu’un descendit les marches.

Soudain, Dérae se sentit saisie de terreur, comme si un vent glacial venait de se lever. Elle frissonna de tous ses membres. Les soldats s’éloignèrent, mais un autre bruit, moins perceptible, se rapprocha ; on aurait dit un serpent rampant dans l’herbe sèche et les feuilles mortes. Un parfum entêtant lui parvint et elle comprit que le bruissement était produit par les plis d’une robe. « Qui est là ? demanda-t-elle.

— Une vieille ennemie », lui répondit une voix menaçante.

Dérae revit mentalement sa première rencontre avec la Dame Noire et leur affrontement spirituel ponctué par des lances de lumière et les cris des morts vivants. Puis elle se souvint de son voyage à Samothrace et des efforts qu’elle avait déployés pour empêcher la conception de l’Esprit du Chaos. « Aïda ?

— En personne… et toujours la même. Mon corps est resté jeune, Dérae, il n’est pas vieux et décrépit comme le tien.

— Gageons qu’il n’en va pas de même de ton âme. »

Aïda rit de bon cœur.

« Je vois que la chienne agonisante sait encore mordre, fit-elle. N’as-tu pas envie de me demander quelle est la raison de ma présence ?

— Tu es venue me tuer ?

— Te tuer ? Non, Dérae, non. Tu mourras bien assez tôt, sans l’aide de quiconque. Cela fait plusieurs années que je me délecte de la disparition graduelle de tes pouvoirs. Mais pourquoi voudrais-tu que je te tue ? Sans toi, mon précieux garçon n’aurait jamais vu le jour.

— Je te rappelle qu’il a été vaincu. Alexandre est aujourd’hui un beau jeune homme, fort et humain.

— Évidemment, car c’est ainsi qu’il me le fallait. L’heure n’était pas encore venue pour le Dieu Noir de s’incarner. Mais maintenant… maintenant le temps est arrivé.

— Je ne me laisserai pas effrayer par de simples paroles.

— Et tu as bien raison. Mais je me rends de ce pas à Pella, pour assister au mariage de Philippe et de Cléopâtre. Tu verras alors que je n’ai pas l’habitude de proférer des menaces en l’air. Crois-tu vraiment qu’un misérable collier puisse protéger Alexandre ? J’aurais pu le faire disparaître à mon gré au cours des treize dernières années, mais il était nécessaire que le garçon devienne d’abord un homme et se forge les amitiés qui permettront à mon seigneur de prendre le pouvoir. » Elle rit de nouveau mais, cette fois, l’hilarité avait cédé le pas à la cruauté. « Tu le verras dans toute sa gloire, Dérae, et tu sombreras dans le désespoir.

— Non, répondit la prêtresse sur un ton peu convaincant. Parménion t’empêchera de mener tes manigances à bien.

— Il se fait vieux, lui aussi, et Aristote s’est enfui vers d’autres mondes, d’autres époques. Plus personne ne peut m’arrêter.

— Pourquoi es-tu venue ici ?

— Pour te tourmenter et te faire du mal, bien sûr, répondit Aïda, tout sourire. Pour te dire que l’heure du Dieu Noir approche et que nul ne pourra s’y opposer.

— Même si tu as raison, cela ne durera pas. Alexandre ne vivra pas éternellement, il finira bien par rendre l’âme.

— Peut-être, mais quelle importance ? Quand sa dépouille charnelle aura été dévorée par les vers, les charognards ou même les flammes, l’Esprit du Chaos sera de nouveau libre et ses disciples lui trouveront un nouvel hôte. Car lui est immortel.

— Pourquoi le sers-tu, Aïda ? Il n’est que douleur et souffrance, haine et désespoir.

— Pourquoi ? Comment peux-tu me poser une telle question ? Tu es en train de dépérir devant mes yeux, tandis que sa bénédiction préserve ma jeunesse. Je suis riche et j’ai de nombreux esclaves et soldats. Mon corps peut apprécier tous les plaisirs connus, et bien d’autres encore dont tu n’as aucune idée. Quel autre maître aurait autant à m’offrir ? »

À son tour, Dérae se fendit d’un sourire.

« Tu peux bien garder tes pitoyables trésors, ils ne m’intéressent pas.

— Pitoyables ? répéta Aïda. Je t’accorde que tu sais mieux que moi ce que ce terme veut dire. Tu n’as connu qu’un seul amant. Moi, j’en ai eu des milliers, hommes, femmes et démons. Mon corps a ressenti des plaisirs que tu es bien incapable d’imaginer.

— Et je n’en ai nulle envie. Tu te trompes, Aïda, l’amour ne se résume pas à la multiplicité des amants, bien au contraire. Tu es incapable de le connaître, car tu ignores tout de sa véritable nature. Tu es venue me tourmenter, dis-tu ? Eh bien, tu as échoué. Il fut un temps où je te haïssais, mais aujourd’hui, je n’éprouve plus que de la pitié pour toi. Tu viens de me faire un beau cadeau et je t’en remercie.

— Dans ce cas, en voici un autre, siffla la Dame Noire en se levant. Parménion sera tué par Alexandre, et tous tes rêves s’envoleront en fumée. Réfléchis-y bien, vieille sorcière ! »

Dérae resta immobile et silencieuse alors qu’Aïda s’en allait. La portière du chariot s’ouvrit puis se referma, un fouet claqua et les chevaux hennirent.

« Ils sont déjà partis ? demanda Camfitha en déposant son plateau sur le banc.

— Oui.

— S’agissait-il de la reine ?

— Non, juste d’une femme que j’ai connue autrefois. »

Un éclair déchira le ciel tandis qu’Alexandre sortait du palais et remontait l’avenue déserte menant à la place du marché. Minuit approchait et il n’y avait presque personne dans la rue, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir la certitude d’être suivi. Deux fois, il lui sembla apercevoir un homme en cape noire dans son dos, mais il ne voyait personne quand il se retournait.

Deux prostituées l’interpellèrent alors qu’il traversait l’agora, mais il refusa d’un sourire.

« Je te fais un prix, mon mignon, lui proposa la plus jeune.

— Je n’ai pas d’argent », répondit-il en écartant les bras et elles se désintéressèrent de lui.

Percevant un mouvement sur sa gauche, il se tourna brusquement, dague à la main. Personne. Un nouvel éclair fit danser les ombres projetées par les immenses piliers du temple de Zeus. Le prince secoua la tête.

Tu as peur des ombres, maintenant, se moqua-t-il. Rengainant son arme, il poursuivit son chemin. Autrefois, il aurait fait appel à ses pouvoirs pour s’assurer qu’il n’était pas suivi, mais il ne les possédait plus depuis le jour où Parménion avait agrafé le collier autour de son cou. Le prix à payer avait été bien maigre pour être enfin débarrassé de l’Esprit du Chaos.

Personne ne pouvait comprendre le bonheur qu’il éprouvait depuis son retour d’Egéa sans avoir enduré la solitude qui était son lot quotidien depuis son plus jeune âge. Etre capable de toucher les autres sans risquer de les tuer, pouvoir les serrer contre lui et se repaître de leur chaleur… Tant de plaisirs simples lui étaient désormais autorisés : faire partie d’un groupe, monter à cheval, rire et partager ses émotions avec autrui…

Il caressa machinalement l’amulette glacée.

Traversant la rue des Tanneurs, il remonta l’avenue de l’Étalon en mettant les zones d’ombre à profit, l’oreille aux aguets pour capter d’éventuels signes de poursuite.

Comment pouvait-il se retrouver dans cette situation, à se cacher comme un voleur pour aller parler en secret à Parménion ? Le retour d’Egéa avait été un événement joyeux. La bonne humeur de Philippe s’était prolongée des mois durant et, alors même qu’il se battait en Thrace ou en Chalcidique, il envoyait de fréquents messages à son fils. Quand cela avait-il changé ?

Était-ce à cause du cheval ?

Il se souvenait clairement de l’instant, cinq ans plus tôt, où Parménion avait présenté Bucéphale au roi. Le festival d’Artémis durait depuis quatre jours déjà et Philippe était légèrement aviné lorsque le dresseur thessalien avait amené l’étalon noir sur le terrain de manœuvres. Haut de dix-sept paumes, l’animal avait les épaules puissantes et le regard fier. Le roi avait immédiatement dessaoulé. Sautant sur ses pieds – il n’avait pas encore contracté sa blessure à la jambe –, il s’était approché du destrier.

« Je n’ai jamais vu un tel cheval, s’était-il exclamé.

— Titan était son père. Je ne l’ai monté qu’une seule et unique fois, mais je ne l’ai jamais oublié.

— Je t’en donne cinq talents d’argent.

— Il n’est pas à vendre, sire, même pour vous. C’est un cadeau pour Alexandre. »

Philippe avait flatté le cou de Bucéphale d’une main tremblante.

« C’est un destrier, pas un cheval pour enfant, Parménion. Dix talents. Alexandre pourra avoir un autre animal. »

Le Spartiate avait pincé les lèvres et le rouge de la colère lui était monté aux joues.

« Je ne puis vous laisser acheter le cadeau d’un autre, sire, avait-il protesté. J’ai d’autres destriers de qualité que je serais heureux de vous offrir.

— C’est lui que je veux ! s’était emporté le roi.

— Non », avait tranché Parménion d’une voix aussi douce qu’autoritaire.

Philippe avait inspiré profondément avant de se retourner vers Alexandre, qui ne le quittait pas des yeux.

« S’il est capable de le monter, il peut le garder, avait-il déclaré en retournant à son estrade.

— Merci, Parménion, avait murmuré l’adolescent en s’approchant de Bucéphale. Mais comment vais-je pouvoir me hisser sur son dos ? Il me faudrait une échelle.

— Caresse-lui le museau, souffle doucement dans ses narines et recule-toi. »

Alexandre avait obéi pour s’apercevoir, stupéfait et fou de joie, que l’étalon s’agenouillait devant lui. Saisissant la crinière noire, il avait sauté sur le dos de Bucéphale, qui s’était aussitôt relevé.

« Hia ! » s’était écrié le jeune prince en piquant des deux.

Le destrier s’était élancé et Alexandre n’avait pas oublié les sensations ressenties lors de ces premiers instants ; jamais il n’avait connu cheval plus rapide ou plus puissant.

Mais son père n’avait pas décoléré pendant des jours, et même après qu’il se fut calmé, il n’avait jamais oublié l’affront.

Alexandre ne s’en était guère préoccupé, car il savait que son père avait des raisons de s’inquiéter, il préparait en effet la guerre contre Athènes et Thèbes, deux adversaires à la terrible réputation. Les Athéniens avaient ainsi anéanti une gigantesque armée perse à la bataille de Marathon, tandis que les Thébains avaient mis fin à la prééminence de Sparte, une trentaine d’années plus tôt, à Leuctres. Unies contre la Macédoine, les deux cités constituaient la pire menace que Philippe ait jamais eu à affronter.

Faisant une courte halte à une fontaine publique, Alexandre but quelques gorgées d’eau et en profita pour examiner furtivement les bâtiments qui l’entouraient. L’homme à la cape noire semblait avoir disparu… si tant est qu’il ait jamais existé. Le prince se permit un petit sourire. Le tonnerre gronda au loin, aussitôt suivi par un éclair en trident. Le vent se leva mais il ne pleuvait toujours pas.

La nuit précédant la bataille de Chéronée aussi, la foudre avait frappé.

En cette occasion, Alexandre s’était tenu en compagnie de Parménion au sommet de la colline surplombant le camp ennemi. Près de trente mille hommes : soldats aguerris du Bataillon Sacré, cavaliers de Corinthe, hoplites athéniens, lanceurs de javelots…

« N’es-tu pas triste ? avait-il voulu savoir. Tu as bien aidé le Bataillon Sacré à se former, n’est-ce pas ?

— Oui, avait répondu Parménion. Et il y a là certains des hommes que j’ai entraînés, ou leurs fils. Cela me rend malade, mais j’ai décidé de servir ton père… et eux ont choisi de devenir ses ennemis. »

Le Spartiate s’était détourné avec un haussement d’épaules fataliste.

L’affrontement avait été farouche, le Bataillon Sacré tenant les phalanges macédoniennes en échec, mais Philippe avait finalement réussi à porter une charge décisive contre le flanc gauche de l’ennemi. Les Corinthiens avaient craqué et la bataille avait tourné.

Alexandre revit le javelot qui avait transpercé le cœur de la monture du roi et la chute de ce dernier. Les soldats ennemis s’étaient précipités sur lui, mais le prince avait lancé Bucéphale dans une charge désespérée. Philippe était blessé aux deux bras, mais Alexandre l’avait rejoint juste à temps. Il l’avait hissé en croupe et l’étalon noir les avait conduits hors de danger.

C’était la dernière fois que Philippe avait serré son fils contre lui…

Le jeune homme soupira. Il avait presque atteint le lieu de rendez-vous. Alors qu’il traversait la rue des Potiers, trois hommes surgirent de l’ombre. Alexandre s’immobilisa en plissant les paupières.

Vêtus de tuniques noires et armés de poignards, les inconnus se déployèrent pour l’entourer. Il recula en tirant son arme du fourreau.

« Nous voulons juste ton collier, jeune prince, lui dit un homme trapu à la barbe noire parsemée de traînées blanches. Nous ne te ferons aucun mal.

— Si vous le voulez vraiment, venez le chercher, rétorqua Alexandre.

— Cette babiole vaut-elle plus que ta vie ? demanda un individu élancé au faciès de loup.

— En tout cas, elle vaut davantage que la vôtre.

— Ne nous oblige pas à te tuer », l’implora le premier.

Alexandre fit encore quelques pas en arrière, mais son dos finit par venir buter contre le mur d’une maison. Il avait la gorge sèche, conscient qu’il ne pourrait se débarrasser de ses trois agresseurs sans se faire lui-même blesser, ou pire. L’espace d’une seconde, il fut tenté d’accéder à la demande de ces hommes, puis il se rappela le toucher mortel et la terrible solitude de sa jeunesse. Plutôt mourir que de la connaître à nouveau. Ses yeux se posèrent sur le grand maigre. Ce serait lui le plus dangereux, il devait être vif comme un serpent. Les brigands s’écartèrent encore pour l’attaquer de trois côtés à la fois. Il banda ses muscles et se prépara à bondir vers la droite.

« Rangez vos armes », entendit-il alors.

La voix était grave et assurée, et les malfrats se figèrent. Leur chef se tourna pour voir un homme en cape noire qui se tenait derrière eux, l’épée à la main.

« Admettons que nous acceptions, fit-il.

— Dans ce cas, je vous laisse la vie sauve.

— Très bien. »

Le barbu s’écarta lentement sur le côté, suivi de ses comparses. Une fois suffisamment éloignés du nouveau venu, tous trois firent volte-face et se fondirent dans l’ombre.

« Merci à toi », fit Alexandre sans rengainer son poignard.

L’autre gloussa en constatant sa méfiance.

« Je me nomme Hépheston et le seigneur Parménion m’a demandé de vous protéger, prince. Venez, je vous emmène jusqu’à lui.

— Après toi, mon ami. Je te suis. »

La demeure de Mothac se trouvait dans l’un des quartiers pauvres de Pella, ce qui permettait au Thébain de rencontrer discrètement ses agents. La maison à un étage était entourée d’un haut mur. Il n’y avait nul jardin, mais une petite cour à moitié couverte d’un toit de plantes grimpantes donnait sur l’arrière du bâtiment. L’unique andron, pièce sans fenêtre ni fioritures, contenait à peine trois divans et quelques tables basses. C’était en ce lieu que Mothac recevait ses espions, il était en effet impossible d’entendre les conversations de l’extérieur.

« Qu’est-ce qui arrive à mon père ? » demanda Alexandre alors que Parménion le faisait entrer.

Le général secoua la tête.

« Je ne sais pas vraiment », répondit-il avec un haussement d’épaules.

Il s’étendit sur un long divan, et Alexandre se rendit compte à quel point son aîné paraissait fatigué. Cela le surprit, car il avait toujours élevé Parménion au rang de héros invincible et indestructible. Mais aujourd’hui, il ressemblait à n’importe quel sexagénaire : ses cheveux étaient gris, son visage marqué et ses yeux bleus soulignés par des poches sombres. Attristé, le prince détourna le regard.

« Il arrive parfois qu’on se dise que nos ambitions étaient plus belles tant qu’elles restaient à l’état de rêves, poursuivit le Spartiate. Je pense que cela constitue une partie de l’explication.

— Je ne comprends pas. C’est le plus puissant roi de Grèce, il possède tout ce qu’il désire.

— C’est exactement là où je veux en venir. Quand je l’ai rencontré à Thèbes, ce n’était qu’un enfant prêt à affronter avec courage un assassinat qu’il croyait imminent. Il ne désirait pas être roi, mais la Macédoine s’est retrouvée au bord du gouffre lorsque son frère a péri au combat. Philippe a accepté la couronne pour sauver le pays. Peu après, il s’est mis à rêver de grandeur – pas pour lui, mais pour le royaume et son fils à venir. Il voulait te bâtir un empire.

— Mais il l’a fait.

— Je sais, mais quelque chose l’a changé en chemin. Aujourd’hui, c’est pour lui, et non pour toi, qu’il agit. Plus il vieillit et plus il considère ta jeunesse et tes dons évidents comme une menace. Je me trouvais à ses côtés, en Thrace, quand nous avons été avertis de la révolte des Triballiens. Il souhaitait rentrer immédiatement, car il savait que ces tribus pouvaient se montrer extrêmement dangereuses, une campagne contre elles nécessiterait des mois de planification intensive. C’est alors que nous avons appris ton éblouissante victoire. Tu as contourné le gros de leurs forces et, en te montrant plus intelligent qu’eux, tu l’as emporté en dix-huit jours. C’était un exploit splendide et j’en ai été très fier. Lui aussi, je crois, mais tout cela l’a surtout incité à penser que tu serais bientôt prêt à régner. »

Alexandre secoua la tête de dépit.

« C’est sans espoir, se lamenta-t-il. J’essaye de lui faire plaisir en excellant dans tout ce que j’entreprends, mais il ne m’en craint que davantage. Que puis-je faire, Parménion ? Vaudrait-il mieux que je sois retardé, comme mon frère Arridéos ? Comment dois-je me comporter ?

— Je crois qu’il te faut quitter Pella.

— Que je m’en aille ? »

Le prince se tut brusquement. Il dévisagea le général de longues secondes durant mais, pour la première fois de sa vie, son aîné refusa de le regarder en face.

« Il veut m’éliminer ? murmura-t-il, incrédule. Est-ce ce que tu tentes de me faire comprendre ? »

Quand Parménion accepta enfin de croiser le regard de son jeune interlocuteur, son expression s’était faite lugubre.

« Je le pense, oui, avoua-t-il. Jour après jour, il se convainc un peu plus que ta traîtrise est imminente, quand d’autres ne cherchent pas à lui mettre cette idée en tête. Il se renseigne sur tes faits et gestes et les déclarations de tes amis. Un de tes proches est à sa solde, mais j’ignore de qui il s’agit.

— Un de mes amis ? répéta Alexandre, choqué.

— Oui… ou, du moins, qui le prétend.

— Crois-moi, Parménion, je n’ai jamais rien dit contre mon père, pas plus que je ne me suis permis de critiquer ses actions. Pas même auprès de mes compagnons. Ceux qui affirment le contraire sont des menteurs !

— Je le sais bien, mon garçon. Je te connais mieux que quiconque. Mais nous devons trouver le moyen de faire en sorte que Philippe en prenne conscience. En attendant, il vaudrait mieux que tu quittes la cité. De mon côté, je ferai tout mon possible pour le convaincre.

— Je ne peux pas, refusa Alexandre. Je suis l’héritier de la couronne et je n’ai rien à me reprocher. Je refuse de m’enfuir.

— Crois-tu que seuls les coupables viennent à mourir ? Tu imagines que ton innocence est un bouclier qui te permettra de détourner la lame de l’assassin. Mais où se trouvait-il, ce soir, lorsque l’on t’a agressé ? Sans l’intervention d’Hépheston, tu serais mort.

— Peut-être, concéda le prince. Mais ce n’étaient pas des assassins, ils voulaient juste le collier. »

Parménion pâlit brusquement. Il traversa la pièce jusqu’à une table sur laquelle avaient été posés un pichet de vin et deux coupes. Sans proposer à boire à son compagnon, il se versa un peu de vin, qu’il but d’une seule rasade.

« J’aurais dû m’en douter, murmura-t-il.

— De quoi ?

— Le départ d’Aristote. Sur le moment, cela m’a troublé, et je sais désormais pourquoi. Il y a bien longtemps… juste avant ta naissance… j’ai dû accomplir un voyage… un voyage périlleux. Aristote m’a accompagné, mais il s’est enfui en pensant que tout était perdu. Et en Egéa, il s’est comporté de la même manière, sous les traits de Chiron. Tu t’en souviens ? Lorsque nous sommes arrivés à la forêt de Gorgone, il s’est transformé en centaure, ne reprenant son apparence normale qu’une fois Philippos vaincu.

— Il m’en a parlé, en me disant qu’il avait pris peur.

— C’est exact. Il a parfois des accès de couardise auxquels il ne peut résister. Je l’ai toujours su, mais je ne l’en blâme pas pour autant. C’est dans sa nature, et il fait tout son possible pour dépasser cet état de fait, mais il n’empêche que c’est un lâche. Il s’est de nouveau enfui et, ce soir, quelqu’un a cherché à te dérober ton amulette.

— Sans doute s’agissait-il de voleurs comme les autres, non ?

— C’est possible, mais j’en doute. Trois hommes dans une rue déserte… que faisaient-ils là ? Espéraient-ils vraiment qu’un riche marchand passerait dans les parages ? Et le collier n’est pas particulièrement visible, surtout de nuit. Sans compter qu’il n’a pas l’air d’un bijou de valeur. Non. Depuis que nous sommes revenus d’Egéa, je vis dans la crainte du retour du Dieu Noir. » Il remplit de nouveau sa coupe et rejoignit son divan. « Je ne suis pas devin, Alexandre, mais je sens sa présence.

— Il est parti, se défendit le prince. Nous l’avons vaincu.

— Non, il attend son heure, tout simplement. Tu as été choisi pour être son hôte, et seul le collier te protège de son influence.

— Eh bien, ils ne l’ont pas eu.

— Cette fois-ci ! Mais ils essayeront de nouveau. Sans doute pensent-ils que l’heure est venue.

— J’ai failli perdre l’amulette à deux reprises, l’année dernière, expliqua Alexandre. Au cours de la bataille contre les Triballiens, une flèche a ricoché contre ma cuirasse, cassant deux des maillons en or. Mais je l’ai fait réparer, même si l’orfèvre n’a pas compris pourquoi je refusais d’ôter ce bijou tandis qu’il officiait ; il m’a brûlé à deux reprises. Et puis, alors que je chassais, un choucas s’est jeté sur moi et ses serres se sont refermées sur le collier. Je l’ai repoussé d’une gifle mais, alors qu’il s’enfuyait, je me suis aperçu que l’agrafe était ouverte. J’ai réussi à le retenir pendant que je le refermais.

— Nous devons rester sur nos gardes, mon garçon, l’enjoignit Parménion. Et si tu refuses de quitter Pella, accéderas-tu tout de même à l’une de mes requêtes ?

— Bien sûr, tu n’as qu’à demander.

— Conserve Hépheston avec toi. C’est le meilleur de mes jeunes officiers. Il a l’œil vif et l’esprit plus encore, il protégera tes arrières. Fais-lui rejoindre tes Compagnons. Avec le temps, il découvrira l’identité du traître. »

Le prince eut un sourire empreint de tristesse.

« Tu sais, il est difficile de qualifier de traître une personne qui fait ses rapports au roi. Par contre, un rendez-vous secret entre le général en chef et le prince héritier pourrait bien être considéré comme un acte de trahison.

— Certains verraient en effet la chose de cette manière, concéda le Spartiate. Mais nous savons toi et moi qu’il n’en est rien.

— Ôte-moi d’un doute, Parménion : quel camp choisiras-tu si mon père se dresse contre moi ?

— Le sien, bien sûr. Car j’ai fait le serment de le servir, et jamais je ne le trahirai.

— Et s’il me tue ?

— Dans ce cas, je quitterai son service et je partirai de Macédoine. Mais faisons en sorte que la situation ne se détériore pas à ce point. Nous devons lui faire comprendre que tu lui es loyal.

— Je ne lui ferai jamais le moindre mal, pas même pour me défendre.

— Je sais, fit le strategos en serrant le jeune homme contre son sein. Va, maintenant. Hépheston t’attend à la grande porte. »

 

L'Esprit du Chaos
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